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les fanfics d'Aë

Elle et moi

24 Mars 2014 , Rédigé par Aësälys Publié dans #Histoires originales

Elle et moi

Une lettre de plus et tous se retourneront sur son passage. Pour moi, elle possède cette lettre et toutes les autres. Faisant un métier dangereux dans notre époque difficile, je la suis et la protège. Mon élégante trafiquante apparaît chaque jour différente. La guerre a détruit les civilisations, ne laissant que les ruines, nos morts et nos souvenirs. Elle est une anachronie, arborant toujours les grandes modes d'avant-guerre, elle éblouit, impressionne, séduit aussi, parfois, mais toujours vend. Chef de clan, je l'ai rencontrée lorsque le manque de médicaments et d'armements divers se sont fait sentir. Les grands fournisseurs sont rares, et elle est la seule qui est unanimement indiquée comme telle. La première fois, son tailleur rouge sombre et ses bijoux d'argent avaient illuminé la rencontre, et rallumé une lueur en moi, dans mes yeux, mon cœur, mon sang réchauffé pour la première fois depuis la conception de ma fille, Anna. Les lourdes mèches de terre brune portaient des reflets rouges, deux tresses et des perles tentaient d'ordonner l'ensemble, et elle était parfaitement accordée au salon d'accueil de son clan de trafiquantes. Seize femmes et Elle, désignée ici par le nom à la fois esthétique et "engelsien" de Nadeshiko, l’œillet. Les seize femmes qui l'entourent sont ses "filles", récupérées pendant la guerre, quinze gamines et une militaire laissées dans les ruines des villes détruites, au mieux, au milieu des corps morts, au pire. L’œillet rouge coincé dans une de ses boutonnières avait soudain attiré mon regard, et j’avais entraperçu ce qu’elle devait être pour ces filles. Mon clan est composé d’un soldat américain resté lors de la grande fuite de 32, d’un ami d’avant guerre, un des rares survivants aux huit années sanglantes, le seul me restant de mes « années lycée », de sa compagne, une japonaise à l’accent étrange, qui se bat à mains nues et chasse avec un simple couteau, dont l’humour, la grâce et le goût du romantisme glucosé semblent aussi anachroniques qu’Elle, de ma fille, minuscule et frêle enfant éternellement joyeuse, présente en tant que protégée mais aidant parfois lors des coups durs, et de quelques autres, logés dans les anciennes salles de classes que nous nous sommes appropriées en tant que protecteurs de la ville. Mis à part ma fille, tous entretiennent avec moi une relation tenant autant du militarisme que de l’amitié, chose semblant totalement étrangère aux filles de l’œillet. Certaines l’appellent la matriarche, la maintenant dans son rôle de mère des premières années. Elle ne leur avait imposé aucune appellation, ni pour Elle ni pour elles, et chacune choisissait son prénom, la plupart conservant leur nom de naissance, et Elle, semblant l’avoir oublié comme deux de ses filles, les laissait l’appeler comme elles le désiraient, acceptant avec une joie simple le nom de Nadeshiko et sa famille composée par les aléas de la guerre. Notre première rencontre avait débouché sur un accord de taille : médicaments et armement furent les premières choses évoquées, et la négociation fut simple : elle voulait la liberté d’échange sur ma ville, ainsi qu’un protecteur lorsqu’elle en demanderait un. Elle en demandait rarement mais j’étais presque toujours là, prêt à intervenir, intervenant rarement mais toujours en force. Le délicat œillet ne se montrait pas imprudent, mais les personnes avec qui elle commerçait n’étaient ni les plus recommandables ni les plus honnêtes. Moi-même, je suis vu comme un homme violent, puissant, plus semblable à un dictateur qu’à un protecteur pour la ville, car j’interdis la plupart des ventes d’alcool, ayant en mémoire la bataille générale du premier soir sans surveillance dans le bar de fortune. Trois soirs par semaine, nous allons tous nous saouler dans le seul autorisé, où nous assurons un minimum de sécurité pour éviter les massacres du premier soir. Je suis l’honnête mais peu recommandable protecteur de la cité, n’ayant plus ni nom ni identité connue, car n’existant officiellement plus. Si l’on en croit les fichiers nationaux, je suis mort six mois avant la fuite de l’armée américaine, des suites d’une blessure au bras droit. Mais elle a été soignée, et mon bras arraché a été remplacé par une prothèse métallique, puissante et résistante, un modèle moderne qui ne chuinte pas à chaque mouvement, seulement lorsqu’elle subit des efforts importants. Elle est perpétuellement accompagnée de ce chuintement étrange, typique des prothèses de première génération, comme elle est toujours accompagnée de sa plus jeune fille. Ses tailleurs impeccables contrastent avec le treillis déchiré de sa fille, les boucles coiffées et ornées avec la lourde tresse blond passé, l’attaché-case avec le fusil d’assaut.

J’ai prétexté une commande pour la voir. L’accord entre nos clans fait de moi un ami, notre entrevue n’est donc pas surveillée, et aucune de ses filles ne semble s’intéresser à la discussion. La salle commune du repaire de son clan, une cache militaire enterrée d’une taille invraisemblable, sert de « bar privé », de salon d’accueil pour les grands clients et de salle de réunion. Au fond de la salle se trouvent les box, comme celui où j’ai été accueilli la première fois, et des tables pour deux, qui sont la plupart du temps des planches mal clouées ou de gros tabourets bancals. Notre table est comme Elle, anachronique, et le contraste entre elle, sa table, sa tenue et le reste de notre univers me prend soudain à la gorge. Je réalise que mon étrange passion est fixée sur une image, une icône, une idole de papier glacé issue des anciens magazines, c’est un rêve déchu, une irréalité constante, ce n’est pas une personne que j’aime, c’est l’ombre de mes souvenirs détruits par la guerre, l’image anéantie de mon idéal féminin, comme réincarné en cette femme délicate et résistante à la fois…

« Tu m’écoutes ? » Le chuintement qui émane d’elle, plus que ses mots, me rappelle à la réalité. Et je réalise enfin. « Je peux la voir, Nadeshiko ? » Elle ne semble pas avoir compris, elle penche délicatement son visage sur sa gauche, tellement semblable en cet instant à une publicité qui passait sans cesse, presque en boucle, à la télévision, il y a une vingtaine d’années, je m’attends presque à l’entendre prononcer le « Because you worth it » publicitaire, remplacé par un « De quoi tu parles ? » dans sa bouche. « Je peux la voir, s’il te plaît, Nadeshiko? »

Elle saisit enfin. « Non. » Elle pâlit. Son teint, naturellement de nacre, devient cadavérique.

« Non. » Elle change de sujet. Les minutes, puis les heures passent. Ses filles partent les une après les autres, se dirigent vers les chambres ou quittent la planque souterraine. La fille chargée du bar chante en coréen, un rock barge, et accorde sa voix sur celle qui s’échappe du vieux lecteur de CDs. La chanson se termine, elle demande la permission de partir.

« Oui. C’est bon. Rejoins-la… » Nous discutons, nous buvons, nous nous levons tour à tour pour chercher plus d’alcool, je m’enfonce dans l’ébriété, l’esprit pourtant clair, ne perdant aucun de ses mouvements, de ses sons. Je me remplis de leurs alcools étranges, de ses mots, le chuintement se fait de plus en plus présent. Elle se lève, va chercher de quoi boire, une fois encore, passe derrière le comptoir, disparaît un instant, se relève, revient, pas à pas. Elle s’immobilise. Un chuintement plus important se fait entendre, lequel se mue en un claquement sec, métallique. Et c’est le silence, pesant mais éphémère. Un sanglot retentit dans l’immense pièce vide. Personne ne peut entendre ce cri de pur désespoir, ou de honte, ou de rage, ou de simple tristesse, ou de tous, mêlés, imbriqués, fondus ensemble en une combinaison unique et inattendue de la part de mon anachronie. Elle fuit vers les box, les boissons chutent, l'instant d'après je suis derrière Elle, son bras gauche ne bouge plus, comme glacé, son poing est serré, calé contre son corps, près de l'œillet, le bras immobilisé et plié. « Va-t-en… » C'est un souffle, et je lui désobéis pour la première fois. Elle atteint un box, le "salon rouge", entre, s'enferme. J'utilise ma prothèse pour la première fois devant elle, je défonce à coups de poing, et je finis par arracher la porte. Elle est dans un coin, par terre, repliée, le tissu de son tailleur est froissé, son bras brisé. Je l'approche doucement, veut la prendre dans mes bras, mais je ne peux pas, alors je lui montre, et je parle.

« Il n'y a pas de honte, Nadeshiko, pas de honte avec ça… » Je retire le gant qui couvre toujours ma main droite, puis ma veste abîmée et tachée. Elle observe l'immense prothèse, lève sa main droite, l'effleure, et je voudrais le ressentir, sentir ce contact, le plus intime depuis quatorze ans, depuis la conception d'Anna, le seul contact non sexuel et intime depuis cette nuit-là. « Tu vois? C'est pareil. Montre-la, maintenant, je vais m'en occuper, au pire, je te la remplacerai… » Elle est en larmes, et elle le fait. Elle retire son œillet, défait les boutons, retire sa veste. Je découvre un débardeur anciennement noir, trop lavé pour le rester, et deux manches larges retenues par des rubans. Je comprends ce que c'est, je fais la même chose, ces deux morceaux de tissus futiles sont mon gant unique, un camouflage, Elle ne veut pas montrer, alors Elle cache, même sous son beau tailleur. Tu n'es pas une illusion, tu n'es pas une image de papier glacé, tu n'es pas une anachronie, tu es simplement honteuse, honteuse de cette prothèse qui remplace trois os brisés, apparemment ton coude a éclaté sous une balle, et ta prothèse, visible uniquement sur l'angle extérieur de ton bras, reste discrète, fine, modèle délicat et minuscule, fait sur mesure, délicat mais disgracieux, et je vois ce qu'il faudrait, je vois la cicatrice qui longe son bras, de la prothèse au poignet fin, et j'imagine la fleur que je vais tracer, une rose stylisée, ou l'œillet de son nom, mais c'est une rose que je veux lui offrir, car sur le support d'acier gris, Elle l'imaginera de la couleur de son choix, et Elle en fera ce qu'elle veut. L'éclat de son choix.

Nadeshiko est là, rouge, en larmes, rouge de son sang, et ses larmes coulent, nombreuses, innombrables, tandis que je retire la prothèse déchue. Je me fais soigneux, aussi soigneux que lorsque je l’ai créée, mais je ne peux empêcher ses larmes de couler. Je les ignore, je les relègue dans un coin de mon esprit, il ne faut pas que je fasse un faux mouvement, sinon sa douleur sera alors physique, et la blessure la fera souffrir. La prothèse est jetée au sol, inutile morceau de métal. Les circuits sont sales, certains sont même rouillés, elle n’a pas été entretenue depuis sa pose. La nouvelle armature est nue, simple, pas de gravure. A présent, Elle choisira chaque jour son image. J'ai tracé les fines lignes, ma marque en signature, comme sur les lieux de bataille, pendant la guerre, signature abandonnée avec ma "mort officielle". Je la rattache une fois de plus à la grande tuerie, et j'atténue mes mois d'illusion... Ce n'est pas une image de papier glacé qui saigne sur cette table d'opération improvisée, droguée par des alcools frelatés, entourée par ses nombreuses filles meurtries par la guerre, dans cet ancien bâtiment scolaire ravagé par les rixes. Nadeshiko est blanche et semble peu à peu virer au gris, de plus en plus semblable à nos morts. J’ai terminé, le sang cesse de couler, Elle reprend peu à peu les couleurs de la vie. Mes plaques gravées sont calées contre son bras valide, et elle esquisse doucement les contours de la rose.

Elle et moi
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Z
Evocations puissantes ... C'est déroutant parfois mais le récit se tient. Puisque il y aura d'autres OS, nous verrons où tu veux nous emmener.<br /> Merci pour cette histoire !
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A
Merci ^^
N
Ben dis donc c'est pas joyeux joyeux... Jolie texte, que je trouve par moment un peu confus (mais c'est peut être à cause de mon cerveau embrumé en ce moment) ton style est agréable. Continue, créé, imagine...
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A
Merci ^^<br /> Y a des trucs pas supers clairs qui s'éclaircissent avec les autres OS ^^